Cela faisait deux ans que Futech avait perdu Samira.
Sofia Alvarez enchaînait les interviews, les plateaux télé, les interrogatoires des investisseurs et ceux des enquêteurs.
Tout le monde voulait savoir comment Futech, cette entreprise classée quatrième des Corporations sous l’influence du S.L.A.S.T et leader dans le domaine du clonage depuis plus de dix ans, avait pu à ce point se louper. Comment son action avait pu perdre 300 % en deux ans. Qu’en était-il de cet algorithme que Sofia Alvarez avait tant vanté dans les médias ?
« C’était du bluff, on n’avait rien. Il suffisait d’injecter l’argent du marché parallèle de copie de Samira pour compenser les échecs lors des clonages officiels. Une injection d’argent sale pour compenser les pertes, passer inaperçu et supprimer la concurrence ! » c’est ce que Sofia imaginait dire devant chacune de ces caméras, dans chacun des microphones braqués sur elle. Mais elle y perdrait sa liberté.
« On suspecte des entreprises concurrentes d’avoir pénétré dans notre système via un ancien employé ayant disparu. C’est grâce à lui qu’ils ont pu compromettre notre algorithme de manière provisoire. » C’est donc la réponse qu’elle s’efforçait de donner aujourd’hui, comme chaque jour de ces deux dernières années.
Elle n’avait pas encore fini sa réponse habituelle quand les écrans publicitaires sur la façade de Futech se mirent à clignoter. À la place des publicités montrant une mère de famille heureuse de pouvoir donner une copie de son collier à chacune de ses filles, c’est un visage de femme, cerné, que les passants et les journalistes purent observer.
Samira, assise sur un canapé, les jambes croisées. Habillée d’un short noir et d’un débardeur blanc, une lumière vive éclairant ses yeux noirs, mais surtout le moindre recoin de sa peau et laissant apparaître des dizaines de milliers de griffes violettes.
La mise en scène était parfaite. N’importe quel passant, n’importe quel journaliste comprit la situation au premier coup d’œil.
« Bonjour Novaya, bonjour chers journalistes et bonjour Sofia. » Le vacarme de la rue s’arrêta net, comme pour écouter religieusement ce qu’allait dire cette femme sur la vidéo.
«
Je suis Bela, clone condamnée pour avoir tué son violeur.
Je suis Freya, avocate de renom.
Je suis S8732, infirmière de l’unité de secours privé 541 du S.L.A.S.T.
Mais surtout aujourd’hui, je suis Samira Emoix.
J’ai été retenue prisonnière par Futech dix ans durant.
C’est en 2709, alors âgée de dix-sept ans, que j’ai pour la première fois poussé la porte des locaux de Futech.
À cette période, Futech n’avait rien de sa splendeur.
C’était une entreprise qui peinait à démarrer et qui vivait difficilement de ses copies.
J’étais seule, et sans argent.
C’est un ami de la rue qui m’a donné l’astuce. Futech avait fait un clone de lui contre 150 000 slads…
J’y suis allée, puis j’y suis retournée, et encore, peu importe l’argent que je recevais, celle-ci finissait toujours par manquer…
Jusqu’à ce qu’on refuse de me cloner. C’était trop dangereux… Pas pour moi, mais pour Futech. Les sept clones qu’ils avaient faits de moi cette année-là étaient déjà une réussite sans précédent, et nous voir disparaître aurait vu sept de leurs clients fortunés se retourner contre eux…
Mais Pierre Tiag, alors unique Futchi pour le compte de Futech, remarqua quelque chose, une singularité dans l’usage de son don. C’est là que tout a basculé. Le 17 août 2709, lors de ma huitième visite, Futech me captura.
Je n’étais rien d’autre qu’un enfant des rues, un objet. Je n’allais manquer à personne.
Par la suite, jour après jour, année après année, j’ai été clonée par Futech, des dizaines, des centaines et en fin de compte plusieurs dizaines de milliers de fois en dix ans.
Pierre avait eu le nez creux, je porte en moi un don inexpliqué, un fardeau qui m’a valu d’être torturée dix ans durant.
Je peux être clonée sans jamais que deux griffes violettes ne se chevauchent.
Bela, Freya, S8732 et bien d’autres ont alors été vendues aux plus offrants.
Armée d’un Lager, entreprise privée, services de décontamination…
Dans toute sorte de métier, des femmes, mes clones sont utilisées, exploitées.
Pire encore, certaines sont vendues afin d’assouvir des pulsions animales. Meurtre, viol, chasse… plusieurs centaines de copies ont ainsi été utilisées, maltraitées et tuées peu de temps après leurs apparitions. Alors même que leur conscience n’avait pas pu pleinement évoluer, elles ont été utilisées pour leurs corps semblables à celui d’un adulte.
C’est cette atrocité qu’a orchestrée Futech plus de dix années durant.
C’est dans cette entreprise que des hommes et des femmes ont été contraints de me faire subir la torture des clonages, jour après jour.
Et cette contrainte s’est faite sous la direction d’au moins deux tyrans :
Pierre Tiag et Sofia Alvarez.
»
La vidéo s’arrêta sur ces mots, poursuivie par un patchwork de vidéos de sécurité de Futech qui se mirent à jouer simultanément. On y voyait Samira se faire cloner dans un tumulte de cris de douleurs et de supplices pour que tout ça s’arrête.
Puis un écran noir.
Le bruit de la rue ne reprit pas, chacun demeurait en état de choc.
Sofia Alvarez tomba, paralysée par ce qui venait de se passer.
Elle ne revint à elle que quelques heures plus tard, dans sa chambre d’hôpital.
Elle comprit qu’elle n’avait d’autre choix que de tout dire, de vendre ses informations aux juges contre une remise de peine.
Il fallait qu’elle prévoie sa communication, ce qu’elle pourrait dire ou non.
Elle se pencha alors vers l’infirmier à côté d’elle pour lui demander de quoi écrire.
« Vous n’en aurez pas besoin » lui dit l’homme dont le regard lui était familier, avant de retirer l’aiguille qu’il avait plantée dans sa perfusion.